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Comment les dinosaures sont-ils devenus des géants ?

Les théropodes sont une famille de dinosaures au sein de laquelle plusieurs espèces ont évolué et sont devenues géantes, dépassant la tonne. Après une étude menée sur le fémur de ces espèces ayant évolué vers le gigantisme, il apparaît qu’elles l’ont fait d’une même manière ! Entretien avec Romain Pintore, docteur en Paléontologie au Muséum.

Pourquoi se poser la question de la forme des os chez les théropodes ?

J’ai pu faire mon doctorat au Muséum dans l’unité mixte de recherche MECADEV et au Royal Veterinary College de Londres. Nous avions pour objectif d’étudier comment le squelette de certaines espèces (comme celui des rhinocéros ou éléphants) pouvait s’adapter à l’évolution progressive vers une masse corporelle importante. Pour ma part, j’ai étudié plus spécifiquement les dinosaures. En effet, ces derniers sont connus pour avoir vu l’apparition d’espèces particulièrement grandes, bien que d’autres soient très petites. J’ai donc étudié comment les jambes de dinosaures s’étaient adaptées à leur évolution vers un poids important, puisque tout leur poids reposait sur ces membres, peu importe s’ils marchaient sur deux pattes ou sur quatre pattes.

De plus, les jambes portent des attaches musculaires particulièrement importantes pour la locomotion des dinosaures, permettant ainsi de faire le lien entre le bassin, les jambes, et la queue, un élément très important dans la balance de leur poids. Le fémur est l’os en question sur lequel se situent ces attaches musculaires.

Pourquoi, parmi tous les dinosaures, avez-vous choisi les théropodes ?

Au début, je m’intéressais aux premiers dinosaures ainsi qu’à d’autres reptiles contemporains issus de la lignée des crocodiles. Je cherchais à voir les différences évolutives entre des quadrupèdes et des bipèdes. Les théropodes se sont imposés comme un sujet fascinant car ils sont les seuls vertébrés aussi lourds (dépassant parfois la tonne) à ne pas être devenus quadrupèdes pour mieux accommoder une masse corporelle si importante. Encore plus intéressant ! Les différentes espèces de théropodes géants ne partagent pas d’ancêtre commun de taille importante. Cela signifierait donc que ces espèces ont évolué à de multiples reprises pour devenir de plus en plus grandes, de façon totalement indépendante, tout en restant bipèdes, et ce à au moins 12 reprises sur plus de 150 millions d’années.

La question se posait alors de savoir si leurs fémurs, qui portent leur poids, avaient évolué de la même façon, avec des adaptations semblables, ou distinctes.

Quels os avez-vous étudiés, et pourquoi ?

Fémurs moyens de théropodes de petites tailles (à gauche) et géants (à droite). Les lignes colorées montrent les différences entre les zones anatomiques des deux fémurs superposés (au milieu, différences plus [rouge] ou moins [bleu] importantes)

© Visualisations 3D : R. Pintore ; silhouettes : S. Hartman

Pour répondre à cette question, nous avons étudié 68 fémurs de théropodes. Puisque nous avons choisi d’utiliser les techniques de scan 3D afin de produire des analyses de haute précision, nous avions besoin de fossiles en très bon état, parmi tous ceux dont nous pouvions disposer.

Au Muséum, nous utilisons beaucoup la morphométrie géométrique 3D. Cette technique permet de comparer des objets biologiques entre eux et de mettre en évidence leurs variations de forme.

J’ai ainsi échantillonné des os d’individus issus de grandes familles dans lesquelles le gigantisme est apparu, sachant que le plus petit théropode que j’ai étudié pesait seulement 2 kg, et le plus grand plus de 8 tonnes1 ! Je souhaitais travailler sur une représentation la plus fidèle possible de la diversité de masses corporelles qui a pu exister tout au long de l’arbre évolutif des théropodes.

Pour ce faire, j’ai bénéficié de l’aide de nombreuses institutions, ce fut une vraie chance. Je m’étais penché sur ce sujet juste avant le début du COVID, je devais aller moi-même scanner dans d’autres pays les fémurs de théropodes. L’impossibilité de se déplacer arrivant, j’ai contacté de très nombreuses équipes à l’étranger qui m’ont partagé leurs scans. Ce travail est le fruit d’une collaboration remarquable à l’international.

  • 1La taille d un fémur permet d estimer la masse totale de l animal.

Qu'avez-vous découvert à leur sujet ?

Ce travail a permis de mettre en évidence quelque chose d’assez remarquable : dans chaque famille de dinosaures ayant évolué vers le gigantisme, le fémur s’est adapté de la même manière. Ainsi plus l’animal est lourd, plus les extrémités de l’os sont devenues robustes, et plus l’attache des muscles entre la jambe et la queue, derrière le fémur, s’est positionnée bas. La partie haute du fémur qui s’insère dans le bassin s’adapte aussi au gigantisme puisqu’elle s’oriente légèrement vers le haut chez les animaux les plus lourds, permettant ainsi une posture plus large et donc plus stable en orientant le fémur vers l’extérieur du corps de l’animal.

Ce principe montre que plusieurs groupes ont évolué indépendamment en adoptant une structure similaire du fémur. C’est ce qu’on appelle une évolution convergente. Le gigantisme chez les théropodes n’est pas hérité d’un seul ancêtre commun de grande taille dont tous les descendants seraient des théropodes géants. Parmi les théropodes, ce seraient en fait plusieurs groupes distincts de taille normale qui auraient acquis – séparément les uns des autres – une taille importante ainsi que des adaptations leur permettant de supporter leur masse importante. Les adaptations de la partie haute du fémur en font partie.

Quelles conséquences pourriez-vous tirer de cette découverte ?

Si notre étude s’arrête là, il reste possible de faire des inférences sur la locomotion et la posture de certains dinosaures. Par exemple, nous avons trouvé que le Carnotaurus avait un fémur moins robuste et moins adapté au gigantisme que celui d’autres théropodes pesant le même poids (c’est-à-dire plus d’une tonne). On pourrait l’imaginer donc plus athlétique, avec une locomotion différente de celle à laquelle on pouvait s’attendre. Néanmoins, seule une étude biomécanique, prenant en compte les performances musculaires de cet animal, pourrait tester cette hypothèse.

Pour ce qui est d’autres espèces de dinosaures, nous avons pu nous apercevoir qu’avant même qu’ils évoluent et deviennent géants, tous les carcharodontosaures (dont fait partie le géant Giganotosaurus), même les plus petits, avaient une tête de fémur déjà orientée vers le haut. Puisque nous démontrons que cette caractéristique est une adaptation au gigantisme commune à tous les théropodes géants, on pourrait déduire que la présence de cette caractéristique chez les plus petits carcharodontosaures aurait également facilité l’évolution du gigantisme extrême chez plusieurs espèces de cette famille.

Squelette de Giganotosaurus

Réplique de squelette de Giganotosaurus à l'Australian Museum de Sydney

C0 Casliber
Squelette de Carnotaurus sastrei

Carnotaurus sastrei en Galerie de Paléontologie et d'Anatomie comparée au Muséum

© E. Sander

Cette évolution est-elle liée à la morphologie des oiseaux contemporains ?

Cette étude nous a aussi permis d’en savoir plus sur l’évolution de la locomotion chez les théropodes actuels : les oiseaux. En effet, on peut remarquer des différences importantes de morphologie du fémur entre les théropodes ayant divergé plus tôt de la lignée des oiseaux et les espèces les plus proches de ces espèces contemporaines.

Si l’on compare un fémur de Carnotaurus (très loin des oiseaux) et d’un Vélociraptor (beaucoup plus proche des oiseaux), leurs fémurs n’ont rien à voir : l’un est plus droit avec un angle important entre ses extrémités et des attaches musculaires bien distinctes, tandis que l’autre est plus courbé avec des extrémités bien alignées et des attaches musculaires complètement, ou presque, fusionnées. Cette condition plus proche des oiseaux indique que sa posture était sans doute plus "accroupie" avec un fémur plus horizontal que vertical et un mouvement de la jambe entrainé plutôt par le genou que par la hanche. C’est une posture typique de la locomotion avienne.

Cela démontre notamment que la morphologie plus avienne du fémur est apparue graduellement au cours de l’histoire évolutive des théropodes, et surtout complètement indépendamment des différentes adaptations au gigantisme chez ces animaux. Les adaptations à la masse corporelle concernaient donc des caractéristiques différentes de celles liés à la locomotion plutôt avienne, ce qui a donc permis l’évolution parallèle de ces différents facteurs qui n’étaient pas exclusifs.

Ainsi, il existait donc des dinosaures très proches des oiseaux, qui marchaient comme eux, mais qui pouvaient tout de même s’accommoder d’un poids pouvant aller jusqu’à 500 kg ! C’est le cas de Utahraptor, un théropode ressemblant bien plus aux "raptors" de Jurassic Park qu’aux authentiques petits Velociraptor pesant plutôt dans les 15 kg.

Remerciements à Romain Pintore, Docteur en Paléontologie du Muséum national d’Histoire naturelle 

Référence scientifique 

Pintore R, Hutchinson JR, Bishop PJ, Tsai HP, Houssaye A. The evolution of femoral morphology in giant non-avian theropod dinosaurs. Paleobiology. doi:10.1017/pab.2024.6